L'Oiseau
au plumage de cristal
Coup d’essai, coup de maître
Le film qui a lancé le filon du giallo est aussi le premier long-métrage d’un réalisateur qui allait devenir un géant de l’horreur
Titre original : L'uccello dalle piume di cristallo Réalisateur : Dario Argento Scénario : Dario Argento Distribution :
Année : 1970 Synopsis : Sam Dalmas un auteur américain venu en Italie profiter de la douceur de vivre de la péninsule, s’apprête à rentrer aux Etats-Unis quand il est témoin d’une tentative de meurtre. Dalmas qui a la sensation qu’un détail lui échappe décide de mener sa propre enquête au risque de sa vie et celle de sa compagne Julia. |
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Il y a deux travers dans lesquels les historiens cherchent à ne pas tomber, le premier est l’anachronisme, jugé le passé à la hauteur du présent, le second est la téléologie, la tentation de lire le passé comme une suite logique d’événements menants de façon naturelle et univoque à notre présent. Ces deux écueils peuvent aussi frapper celui qui écrit sur un film culte déjà vieux de 50 ans.
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L’anachronisme serait de ne pas vouloir voir les qualités de ce long métrage parce qu’il serait vieux et dépassé. Depuis sa sortie en 1970 on a vu des films plus violents, plus cruels, plus extrêmes dans leur représentation de la mort ou du sexe. Or même si un film vieillit bien, qu’il passe l’épreuve du temps avec dignité il serait faux de dire que le passage des ans ne défraichit pas, même légèrement, les plus grand chef‑d’œuvre. Mais la fraicheur est une question de nourritures de bouche pas de nourritures spirituelles. Un film, ce que l’on se met devant les yeux, contrairement à ce que l’on met dans son assiette n’est jamais avarié, même si dans les deux cas la préparation peut rendre le repas dur à avaler ou trop peu nourrissant.
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La téléologie quant à elle, connaissant la fin de l’histoire, le statut de maître de l’horreur de son auteur, la naissance d’un genre, le giallo moderne, et l’apparition d’un filon du cinéma de genre italien qui allait remplacer un western transalpin en perte de vitesse, serait de ne voir dans L’Oiseau au plumage de cristal que son rôle évident dans l’évolution dans l’histoire du cinéma au risque d’être aveugle à ce qu’il y avait d’innovant, de jamais vu et de différent dans la première réalisation de Dario Argento. Face à une œuvre aussi historiquement importante il serait dommage de ne pas voir ce long métrage pour ce qu’il est aussi, un heureux accident, une œuvre singulière qui aurait pu rester sans lendemain. Un petit miracle qui aurait pu ne pas être.
Quand il commence à travailler sur L’Oiseau au plumage de cristal, Dario Argento a derrière lui une petite carrière de critique et a fait ses premiers pas dans le cinéma en tant que scénariste notamment au côté de Bernardo Bertolucci (un autre géant en devenir du cinéma italien, à voir même s’il n’a pas œuvré dans l’horreur, l’angoisse ou le frisson) pour Il était une fois dans l’Ouest, le seul western de Sergio Leone avec un personnage féminin important joué qui plus est par Claudia Cardinal. Cette entrée par la dimension la plus littéraire du septième art ne laissait rien présager du prima que Dario Argento allait dès ce premier essai à la réalisation accorder à l’image. Car même s’il écrit des scénarios le fils du petit producteur Salvatore Argento sait que le cinéma c’est d’abord un art visuel que les images priment. Dario Argento, comme les réalisateurs de la Nouvelle vague, c’est un critique qui s’est frayé un chemin jusqu’à la réalisation et qui n’a aucune envie de faire des films anodins ou de tourner sur commande.
L’Oiseau… est un petit mystère, comment un réalisateur débutant a-t-il pu faire un film pareil ? On a d’abord envie de se tourner vers les influences du réalisateur débutant avec Sergio Leone ou Michelangelo Antonioni et son Blow Up. Il y a aussi l’amour d’Argento pour le cinéma qu’il prend très au sérieux comme médium - dans sa forme comme dans son fond. Enfin il y a aussi l’époque, celle d’un cinéma italien puissant, l’une des productions les plus variées et riche au monde. Une cinématographie qui couvrait un vaste champ qui allait des formes populaires les plus débraillés, canailles et parfois vulgaires jusqu’aux plus grands chefs-d’œuvre sans qu’il y est de barrières insurmontables entre les grands artistes, les petits maîtres et les honnêtes artisans. L’Oiseau… est un produit de cet écosystème florissant qui pouvait se permettre d’expérimenter notamment dans la représentation de la violence.
Le western italien, le grand filon qui a suivi la vague des péplums, à partir du succès international de Sergio Leone fut une matrice pour le giallo en cela qu’il permit de présenter à l’image, et non plus dans l’hors-champ, la violence y compris dans des formes extrêmes, pour l’époque, de sadisme et de cruauté. Bien sûr le choc de Psychose (la mythique scène de la douche depuis mille fois cités, paraphrasés ou pastichés) a eu son rôle dans le surgissement d’une violence plus démonstrative à l’écran. Cependant si l’on admet que la violence du giallo est fille de celle des westerns spaghetti alors c’est moins chez Alfred Hitchcock et sa part trop évidente filiation que du côté du Japon et d’Akira Kurosawa qu’il nous faut regarder et en premier lieu dans les chanbara, les films de samouraï, du maître nippon. Quand dans Yôjimbô – Le Garde du corps (1961), Toshiro Mifune, le samouraï Sanjuro Kuwabatake, arrive dans le village qui sert de décors au film il croise un chien qui tient dans sa gueule une main coupée. Ce détail est fugace, c’est cocasse et macabre, mais avec lui et les combats à venir Kurosawa, un cinéaste majeur et déjà reconnu comme tel, ouvre grand la porte à des représentations plus crues et plus frontales de la violence.
Si le spectacle de la violence est important dans L’Oiseau…, il ne faut pas pour autant se focaliser sur cette aspect qui n’explique pas tout de la magie et de la fascination qu’exerce ce long métrage. Dario Argento ne choque pas pour choquer, nous sommes très loin du gore, la violence est même en deçà de ce que les réalisateurs qui vont s’engouffrer dans la brèche vont proposer dès l’années suivante (L’Etrange vice de Madame Wardh de Sergio Martino arriva en salle dès 1971). Par‑delà la violence les films de Leone auront une influence sur le langage cinématographique d’Argento et dans sa façon de dilater le temps, de faire durer les plans qui se retrouvent dans la manière qu’à Dario Argento de filmer les scènes de meurtres. Qui sont particulièrement marquantes même si l’on ne voit pas couler le sang ou la lame percée la chaire.
La carrière de réalisateur de Dario Argento aurait pu s’arrêter avec sa première tentative car L’Oiseau… n’eut pas l’heur de plaire à son distributeur et connut un début de carrière catastrophique. Faute d’une sortie nationale le film fut d’abord montrer en salle à Milan et Turin et fit un bide. Une petite semaine d’exploitation à Milan avant son retrait de l’affiche. Salvatore Argento dut se battre pour obtenir de Titanus, le distributeur, d’autres projections limitées ailleurs en Italie. Le film fut à nouveau mis en salle cette fois à Naples et à Florence où il rencontra enfin son public. Après ces premiers succès L’Oiseau… arriva à Rome et revint finalement à Milan. Où Argento eut le plaisir de découvrir, alors qu’il tournait dans la ville 4 mouches de velours gris, son troisième film, que L’Oiseau au plumage de cristal était toujours diffusé et le réalisateur emmena sa distribution, y compris notre Jean-Pierre Marielle national, voir ce vilain petit canard devenu signe qui avait lancé sa carrière.
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L’histoire du cinéma de genre italien aurait été toute autre si L’Oiseau… avait été un échec commercial et surtout si Dario Argento n’avait pu le tourner comme il l’entendait.
L’Oiseau… fut un choc esthétique et la naissance d’une nouvelle forme de thriller qui inspirerait jusqu’au cinéma américain sous la forme du slasher ou bien encore en marquant des réalisateurs comme Brian De Palma. Si avec un film comme l’excellent Six femmes pour l’assassin Mario Bava a posé les fondations du giallo moderne avec son tueur iconique et tous les trucs qu’on retrouverait par la suite (la vue subjective et le voyeurisme, la stylisation graphique, la mise en scène baroque des meurtres…), c’est bien Dario Argento qui en fit un genre influant en conciliant comme l’explique Jean‑Baptiste Thoret (voir les bonus de l’édition Wild Side de L’Oiseau au plumage de cristal) le film de genre, forme populaire, qui implique des codes et des conventions attendus par le public, et le cinéma moderne qui est fondé sur la déconstruction des codes, la surprise du spectateur et l’inattendu.
Cette tension dynamique entre des aspirations contradictoires est ce qui donne son attrait à L’Oiseau… Cette opposition se retrouve dans les deux enquêtes que nous suivons en parallèle. Celle de la police avec sa collecte d’indices, l’usage d’ordinateurs, les interrogatoires et celle intérieure de Sam Dalmas, le héros incarné par Tony Musante (souvenir de la série Oz), qui cherche à mettre le doigt sur ce détail qui le chiffonne, cette impression que ce qu’il a vu, la tentative de meurtre d’une femme dans une galerie d’art, n’est pas complétement raccord avec ce qu’il s’est vraiment passé. Les deux enquêtes donneront chacune un meurtrier mais c’est le retour sur lui-même de Dalmas, son introspection, qui donnera le fin mot de l’affaire et permettra de mettre un terme aux meurtres qui ensanglantes la ville.
Sam Dalmas est le premier d’une série de héros impuissants ou empêchés, un oxymore prometteur, dont Dario Argento fera les protagonistes principaux de ces gialli. Une impuissance souvent à dimension sensorielle, ici Dalmas est coincé dans un sas qui l’empêche d’entendre et d’être entendue. Un empêchement et aussi les tours que peuvent jouer le cerveau. Le monde échappe à la connaissance, même celle affutée des ordinateurs de la police. Dalmas privé de l’ouïe n’appréhendait plus le monde qu’avec ses yeux et ce qu’il a vu était trompeur compte-tenu d’un contexte tronqué.
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La trilogie animalière (complétée par Le Chat à neuf queues et 4 mouches de velours gris) ainsi que Les Frissons de l’angoisse, sont des œuvres d’une nature sceptique qui a un degré ou un autre rappellent que nos sens ne nous offrent qu’une connaissance limitée du monde et qu’il faut passer par un retour sur soi pour appréhender au mieux ce qui nous entoure. Quitte à prendre à rebrousse-poil nos certitudes. Toutes les silhouettes noires dans des imperméables ne sont pas toujours celles de meurtriers. Ou peut-être que si mais c’est plus compliqué que ça. L’Oiseau… est aussi un début de réflexion sur le pouvoir du cinéma, la capacité des images à parler directement à notre cerveau et la première partie d’un jeu entre Dario Argento et son public.
La conclusion est proche avant de vous laisser deux dernières choses. D’abord c’est Suzi Kendall qui donne la réplique à Toni Musante dans le rôle de sa petite-amie, Julia. L’actrice britannique reviendra au giallo dans Torso (I corpi presentano tracce di violenza carnale) de Sergio Martino et Spasmo d’Umberto Lenzi, deux œuvres tardives qui signent chacune à sa manière la fin du genre en jouant habilement avec ses codes et ses clichés pour mieux surprendre les spectateurs. Ensuite il y a la bande originale de L’Oiseau… signée par Ennio Morricone qui développe pour l’occasion ce mélange entre un thème aux allures de comptine délicatement malsaine et de compositions aux formes plus libres entre bruitisme et rythmiques jazz illustration de la violence visible à l’écran autant que témoignage grinçant de la démence du tueur voire du film dans son ensemble. Une formule gagnante dont le maestro se servira pour ses musiques pour thriller (Le Venin de la peur, Qui l’a vue mourir ?…) La collaboration entre Morricone et Argento ne fut pas un long fleuve tranquille mais il ne faut pas pour autant nier qu’elle porta de beaux fruits.
L’Oiseau au plumage de cristal est bien des choses (la première réalisation de Dario Argento et l’acte de naissance du giallo moderne) c’est surtout un bon film qui vaut d’être vu pour ses mérites propres pas juste pour sa place dans l’histoire du cinéma.
R.V.
Retrouvez sur ce site nos autres chroniques des films de Dario Argento : Le Chat à neuf queues, 4 Mouches de velours gris, Les Frissons de l’angoisses (Profondo Rosso), Suspiria , Inferno (à venir), Ténèbres, Phenomena (à venir).