Ténèbres
Pervers pas pépères
Alors que les nord-américains exploitaient le filon du slasher Dario Argento retrouvait dans un déchaînement de violence le giallo avec Ténèbres
"J'aime beaucoup Ténèbres. Après deux œuvres horrifiques, Suspiria et Inferno, je voulais prendre des vacances en revenant au thriller, à mes amours de jeunesse. En même temps je crois que c'est mon giallo le plus parfait, contenant toutes les obsessions du genre."
Dario Argento
Titre original : Tenebre
Réalisateur : Dario Argento Scénario : Dario Argento Distribution :
Pays : Italie |
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Synopsis : Peter Neil est un écrivain à succès. Son domaine les thrillers violents. Lors d’un séjour en Italie pour la promotion de son nouveau roman l’auteur est confronté à un tueur qu’i s’inspire de ces écrits. Les meurtres s’enchainent et Neil est emporté dans une enquête périlleuse que fera plus que mettre sa vie en péril.
Ce qui consterna certains fans d’Argento ce fut qu’après les expériences sensorielles de Suspiria et Inferno deux productions colorées et hyperstylisées qui emmenaient le public dans un monde ouvertement fantastique Ténèbres avait tous d’une déception. Ce sentiment, François Cognard (producteur, scénariste ancien de la revue Starfix et actuel tenancier du Bistro de l’horreur, une émission visible sans abonnement tous les mois sur Filmo T.V.) en témoigne dans le hors-série de Mad Movies sur Dario Argento. Il évoque le choc premier qu’il se prit devant ce film au chic années 80 clinquant et en toc qui entre ces décors et ses costumes a de faux airs de séries télé. On pense ici et là à Dallas, ce qui n’est pas un compliment. Une certaine vulgarité réaliste flotte sur Ténèbres et qui prend le contre-pied de l’horreur baroque et fantastique de ses deux prédécesseurs. Ania Perioni iconisée en diable dans Inferno et son apparition irréelle dans un amphi bondé d’étudiants en musicologie où indifférente à la musique elle caresse un chat revient dans Ténèbres. Celle qui était Mater Lachrymarum (la Mère des larmes) n’est plus qu’une minable voleuse à l’étalage qui après s’être fait prendre par le vigile s’en tire en échange d’une promesse de faveurs sexuelles. Elle est la première victime du tueur et si ses yeux bleus restent magnétiques il y a dans ces deux personnages comme un déclin qui serait le reflet de la chute entre Inferno et Ténèbres.
Et il y a la musique signée par le trio Claudio Simonetti (claviers), Massimo Morante (guitares) et Fabio Pignatelli (basse) qui participa de la déception. Les trois anciens membres de Goblin le groupe qui avait signé les musiques de Suspiria et travaillé sur celles de Profondo Rosso pour Argento laissaient espérer le retour aux bizarreries sublimes de naguère. Ces musiciens tant chéris versés dans le prog rock dans les années 70 avec la nouvelle décennie et la fin de leur groupe s’étaient mis à travailler sur d’autres projets notamment Claudio Simonetti qui s’était investi plus avant dans la musique électrique en produisant de l’italo disco - notamment pour la chanteuse Vivien Vee. C’est cette couleur électronique qui domine la B.O. de Ténèbres alors forcément après les musiques pour Suspiria et Inferno (de Keith Emerson) ça pouvait laissé un drôle de goût sur des palets délicats. Le trio compose notamment pour son thème principal une manière de dance macabre disco qui surmonte bien les outrages du temps. Ce n’est pas de la musique disco à l’état brut, le son est dur et les guitares de Massimo Morante donnent de l’agressivité aux compositions mais là encore le réalisateur paraissait sacrifier à l’air du temps et tourné le dos aux délires qui avait fait sa renommée auprès de certains qui virent là aussi comme une déchéance.
Les choses ne sont évidemment pas si simples et François Cognard a depuis, dès sa deuxième vision de Ténèbres, révisé son jugement. Pourtant Ténèbres demeure un film contradictoire ce qui ne rend que plus savoureux chaque nouveau visionnage.
Le retour au giallo n’était pas pour Dario Argento un retour paresseux sur ses acquis mais un retour à la réalité qui a suivi la déception de sa non percée aux Etats-Unis, après la distribution calamiteuse d’Inferno outre-Atlantique. Le rêve américain était mort et Argento revenu à Rome en profita pour faire un peu d’introspection.
Une mésaventure survenue aux Etats-Unis lui a servi de base pour son nouveau projet. En effet au pays de Ronald Reagan, Dario Argento avait été harcelé au téléphone par quelqu’un qui lui reprochait le mal que ses films lui avaient fait. C’était, pour le réalisateur, un mal bénin mais angoissant et bien réel. Plus ancré dans le réel que ne l’étaient les histoires de sorcières qui étaient au centre de ses deux précédents longs métrages. Un autre élément biographique qui s’est immiscé dans Ténèbres est l’accusation en sexisme qui a été portée contre le réalisateur et qu’on retrouve à l’écran adressés par une journaliste (Mirella D'Angelo) à l’auteur de thriller à succès Peter Neal (Anthony Franciosa), dont on regrettera à jamais que Christopher Walken pressenti pour le rôle n’est pas pu l’interpréter.
Pour ses retrouvailles avec le thriller Dario Argento concocte une histoire raisonnablement tordue et surtout place les spectateurs devant une contradiction en dépit de son titre ce long métrage n’est absolument pas ténébreux. Là où Suspiria était un film qui juxtaposait espaces noires et colorés dans une ambiance essentiellement nocturne, Ténèbres est un film lumineux, même pour les scènes de nuits, et où le blanc domine (cette couleur se retrouve sur nombre de victimes, elle est omniprésente dans les flashbacks ou l’architecture…), il y a une contradiction entre le titre et ce que l’on voit à l’écran. Le directeur de la photographie Luciano Tovoli parle d’un film lunaire plutôt que solaire ce qui se manifeste pleinement dans les scènes nocturnes pour lesquels il a délibérément fait en sorte de chasser les ombres. Il n’y a nulle part à l’écran où se cacher pour échapper à l’assassin. Lequel, corolaire inévitable, ne se cache pas vraiment c’est plutôt le cinéaste qui se plait, comme il en a l’habitude, à le laisser hors champ ou à opter pour la caméra subjective, façon de faire exister le tueur sans avoir à le faire apparaître à l’image. Ce tueur se résume le plus souvent à une paire de gants et son arme - un rasoir, puis un couteau ou une hache.
Ténèbres en expulsant de l’écran les ombres, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes au vu du titre, s’écarte de la commodité pour un film de frousse de jouer sur notre peur atavique du noir et s’oblige à aller chercher ailleurs l’horreur. Cette horreur viendra de la violence des meurtres, du nombre de ces derniers et d’un malaise savamment entretenu.
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Le malaise est ici une affaire de détails. Dans Ténèbres il provient notamment de ces rues vides, nous sommes pourtant à Rome en pleine journée et il n’y a pas un chat. La Rome du film est celle de quartiers résidentiels dont les villas sont dissimulées par la végétation. Des rues désertes qui par les sortilèges du maestro deviennent inhumaines et hostiles. Deux victimes sont ainsi attaquées, l’une par un clochard et l’autre part un chien, avant de passer entre les mains du tueur. Ni le clochard, ni le chien ne sont complices du tueur et pourtant ils agissent comme des adjuvants aux méfaits de ce dernier en lui préparant le terrain. Le clochard agresseur sexuel et le molosse persistant sont deux manifestant d’une ville dangereuse qui se trouve en plus être le terrain de jeu d’un tueur psychopathe.
Ténèbres est un film lumineux et aussi propre. Il n’y a pas à l’écran ce genre de traces métaphoriques de la décrépitude morale ou des turpitudes de la société ou du tueur, ce qui est un autre trope de l’écriture horrifique cinématographique. Candyman, dans le long métrage de Bernard Rose, ne serait pas aussi effrayant s’il sévissait ailleurs que dans le quartier délabré de Caprini. Cette propreté, ces architectures lisses suscitent aussi le malaise car ces horribles choses qui nous sont montrées ne devrait pas s’y produire. Ici tout est propre et bien ordonné jusqu’à l’arrivé du tueur qui repeint les murs en rouge, assez littéralement dans le cas du meurtre de Jane (Veronica Lario), la compagne de Peter Neil. Le rouge et le blanc sont les deux couleurs qui s’opposent dans le film. Le rouge c’est celui du sang qui coule à flot et aussi d’une certaine paire d’escarpins qui a pas mal traumatisé le tueur.
La contradiction entre le titre du dernier giallo en date de Dario Argento et ce qui nous est montré à l’écran participent pleinement de l’ambiance et du malaise suscité par Ténèbres et surtout met en relief le thème profond développer ici : les ténèbres, à savoir le mal manifesté ici par des pulsions homicides, sont intérieures. Si le film est aussi peu ténébreux c’est parce que la part d’ombre, les ténèbres, le mal est dans l’être humain pas dans le décors, la photographie ou l’éclairage. Il y a une rationalisation, après les incarnations malfaisantes que furent Mater Suspiriorum (Suspiria) et Mater Tenebrarum (Inferno), pourtant ce retour au réalisme n’est pas complet et il y a encore une petite place pour le fantastique dans un long métrage qui affiche pourtant son réalisme outrancier.
Car il faut bien, avant de partir, dire un mot du tour de force qu’est le plan séquence qui précède le double meurtre de Tilde, la journaliste précédemment évoquée interprétée par Mirella D'Angelo, et de sa compagne Marion incarnée par la pulpeuse Mirella Banti. Filmé avec une louma, une caméra télécommandée montée sur une grue avec bras télescopique une nouveauté à l’époque, ce plan rompt brutalement avec le ton réaliste qui était jusque-là celui de Ténèbres. D’abord on croit à une vision subjective de l’assassin puis le point de vue décolle, lèche la façade et il faut bien admettre que ce n’est pas un point de vue humain que celui qu’adopte ce plan. Rétrospectivement on songe presque aux visions subjectives des forces maléfiques qui hantent les bois autours de Ash et ses amis dans Evil Dead sauf que cette présence n’est là que pour voir. Elle n’est même pas en soit malveillante mais elle n’est pas bienveillante non plus. Ce plan séquence est comme la survenue d’un élément fantastique (ange ou démon) dans un film qui par ailleurs semble rejeté l’idée que le mal puisse venir d’ailleurs, d’un arrière monde.
Ténèbres est possiblement ce que Dario Argento a tourné de plus âpre, il y a là le franchissement d’un point de non-retour après lequel le réalisateur s’est comme étiolé. Il y a des extrémités dont on ne se remet pas.
R.V.
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