Suspiria
Les couleurs du cauchemar
Dario Argento s’affranchit du giallo et du réalisme pour livrer une fantasmagorie cauchemardesque portée par Jessica Harper
Réalisation : Dario Argento
Scénario : Dario Argento & Daria Nicolodi d'après Thomas De Quincey (non crédité) Distribution :
Année : 1977 |
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Synopsis : La jeune danseuse américaine, Suzy Banner, arrive à Fribourg pour intégrer une prestigieuse académie de danse. Une série de meurtres et de trompeuses apparences mettront Suzy face à une menace mortelle.
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L’intrigue de Suspiria est à la fois simple et directe. Simple, la jeune Suzy Banner (Suzy Bannion en anglais, cf IMDb), incarnée par Jessica Harper, héroïne de Phantom of the Paradise de Brian DePlama, arrive dans un endroit étranger, dans presque tous les sens du terme, où elle se trouve en butte à une puissance maléfique qui, on s’en doute, ne lui veut pas que du bien. Direct, l’intrigue est assez linéaire, elle n’a pas les tours et détours chers au giallo et donc aux précédents films de Dario (la comédie Cinq jours à Milan est un cas à part). C’est un conte contemporain et la valeur d’une histoire ne se mesure pas à sa complexité (ira-t-on jusqu’à affirmer que la complexité n’est parfois qu’un cache misère ?) mais à l’art avec lequel elle nous est racontée et dans le cas particulier du cinéma la façon dont elle sera mise en image. La folie visuelle de ce long métrage et l’irréalisme fantastique qui imprègne chaque plan ou presque en font toute sa force. Pour être plus exact encore c’est sa puissance onirique, son aspect cauchemardesque et irrationnel transmis par la réalisation de Dario Argento qui fait que plus de quatre décennies plus tard Suspiria reste un sommet du cinéma d’horreur, une œuvre singulière par son usage des couleurs et ça façon de sortir les images en couleurs de leur gangue réaliste.
Mais d’abord un peu d’histoire et quelques généralités. Suspiria, sorti dans les salles du monde en 1977, est pour son réalisateur, Dario Argento, l’occasion d’un aurevoir, qu’à l’époque il prit pour un adieu, au giallo, le genre qui avait fait sa renommée sept ans plus tôt avec le fondamental et séminale et L’Oiseau au plummage de cristal. Suspiria est l’un de ces proverbiaux tournants dans la carrière d’un réalisateur. Dario Argento, celui qui n’était revenu au giallo qu’à reculons, avec le pourtant très réussi Les Frissons de l’angoisses, se s’épare de ce qui restait de réaliste et de rationnel dans son cinéma pour embrasser avec ferveur le fantastique et plus précisément la magie - très féminine dans son œuvre. Ce tournant surnaturel ne le quittera plus vraiment même quand il reviendra encore au thriller avec le très brutal, blanc et lumineux (ce n’est pas le moindre des paradoxes) Ténèbres. Cette fibre surnaturelle on la retrouve aussi dans Phenomena (1985) avec Donald Pleasance et une Jennifer Connelly encore adolescente mais qui avait déjà joué dans Il était une fois en Amérique de Sergio Leone.
Mais nous n’en sommes pas encore là, Suspiria sortit en 1977 et Dario Argento tua en cette occasion sans pitié les prétextes rationalistes dont il lui était arrivé de se servir jusque-là. Le giallo, ce thriller transalpin, rationalise son déchaînement de violence en suivant deux schémas explicatifs : l’un de nature psychologique, le tueur fou, l’autre avec le bon vieux mobile de la cupidité (L’Etrange vice de Mme Wardh…) hérité du roman policier. La violence dans le giallo n’est jamais dépourvu de raisons, fussent-elles déraisonnables. Cette façon de ramener un peu d’ordre dans le chaos ou au moins de lui donner un rien d’ordre, fait défaut ici. Suspiria est moins une enquête policière qu’une quête initiatique.
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Suspiria est écrit par Dario Argento et sa compagne Daria Nicolodi, vue au côté de dans Les Frissons de l’angoisse au côte de David Hemmings et est le premier panneau d’un triptyque qui sera poursuivi par Inferno (1980) et conclu par Mother of Tears – La Troisième mère (2007). C’est le cycle des sorcières, celui des trois Mères, des femmes aussi immortelles que malfaisantes avec leurs terrifiants pouvoirs. Ces trois mères, inspirées par l’œuvre du Britannique Thomas de Quincey (1785-1859), sont Mater Suspirorum (la Mère des soupires), Mater Lacrimarum (la Mère des larmes) et Mater Tenebrarum (la Mère des ténèbres). Suspiria est le film de la Mater Suspirorum, celui dont la bande originale signée par Goblin est marquées par ces « witch » murmurés. On ne s’étendra pas sur le sujet de la musique de Goblin si ce n’est pour dire qu’elle participe pleinement de l’aspect magique, cauchemardesque et entêtant du film. Elle est aussi primordiale dans pour créer cette ambiance étrange et entêtante.
Passé le générique et une voix off introductive, Dario Argento nous jette dans un monde qui n’est pas filmé de façon rationnelle. On songe à ces plans serrés sur le haut des portes coulissantes à la sortie de l’aéroport, à cet orage qui semble annoncé le Déluge. Suspiria s’ouvre et ce conclut sur un orage. Le réalisateur jette son héroïne dans un monde fantastique et qui lui est d’emblée hostile. Elle est sous la pluie, dans une robe blanche virginale, attend un taxi. Elle en hèle plusieurs qui lui passe sous le nez et lorsqu’enfin un finit par s’arrêter la barrière de la langue et beaucoup de mauvaise foi de la part du chauffeur empêche l’héroïne de communiquer avec lui. Elle est une Américaine qui arrive à Fribourg (même si par la magie du cinéma c’est l’aéroport de Munich que nous avons vu, elle est seule et désorientée. Cet état est aussi celui du spectateur. Elle est néanmoins une héroïne D’Argento en cela qu’à son arrivée à l’académie de danse où elle a été admise elle est témoin d’une scène dont elle mettra l’essentiel du film à comprendre les tenants et les effroyables aboutissants.
L'image en couleur est aujourd’hui synonyme de réalisme au point que l’on serait obligé de coloriser le noir et blanc de jadis pour le rendre plus véridique et attrayant pour les jeunes générations, c’est ce que prétend entre autre la série documentaire Apocalypse. Pourtant ça n’a pas toujours été le cas. Au début du cinéma en couleur, le technicolor et autres procédés étaient chers il était donc réservé aux films prestigieux (les grandes fresques historiques), aux comédies musicales filmées (qui n’est pas la forme la plus naturaliste du cinéma) ou même à la fantasy comme avec Le Magicien d’Oz (1939), une histoire marquée par la couleur depuis la route de briques jaunes jusqu’à la ville verte d’Emerald City, accessoirement l’histoire d’une jeune fille confrontée à une méchante sorcière. Le noir et blanc en revanche était la couleur de l’authentique, de l’ordinaire, du vraisemblable et aussi de ceux qui n’avaient pas de gros budgets. Les informations cinématographiques, projetées en début de séance était tournée en noir et blanc, comme les fictions qui se voulaient ancrer dans le quotidien des spectateurs le film noir ou la comédie du remariage chère à Stanley Cavell. Et aux petits malins qui objecteront les films fantastiques de la RKO comme contre-exemple, voir l’excellent La Féline de Jacques Tourneur avec Simone Simon, on leur rappellera d’abord que ce fantastique imprégné des modèles littéraires du XIXème siècle est bien une affaire d’infraction dans le quotidien du surnaturel et que ces films étaient par ailleurs des productions à tout petit budget.
Ce rapport entre le noir et blanc et la couleur a progressivement évolué et lorsque Dario Argento tourne Suspiria à la fin des années 70 la messe est dite depuis un moment déjà, la couleur est la norme et le noir et blanc l’exception et même une bizarrerie (les débuts de David Lynch). Pire comme la couleur n’est pas juste la norme elle est aussi pour le grand public devenue l’image même du réel. Le directeur de la photographie de Suspiria, Luciano Tovoli, était d’ailleurs un des propagateurs des cette photographie réaliste en rupture totale avec ce qui se faisait par exemple en studio. Nous sommes encore dans un cinéma marqué par la nouvelle vague française, certes, et plus fondamentalement par le néoréalisme italien. Cette photographie proche du réelle était celle des premiers films d’Argento. C’est à ce réalisme qui avait cessé d’être neuf et innovant pour devenir une convention que s’attaque Dario Argento en prouvant que la couleur n’est pas qu’une affaire de réalisme. Dans Suspiria, un long métrage ou domine le rouge mais qui fait aussi de la place pour le bleu ou le vert, Dario Argento sature son film de couleurs dans ses décors, par sa photographie et aussi en jouant du contraste avec des noirs profonds. Soumis à ces couleurs criardes le public perd ses repaires.
Dans sa quête de l’irréalité et de l’onirisme, même cauchemardesque, par la couleur Argento n’est pas sans prédécesseurs. Il y a d’abord celui qui fut pour lui un maître, le grand Mario Bava. Son Six femmes pour l’assassin, qui remonte à 1964, proposait déjà un usage intéressant de la couleur par le décors mais aussi en usant de filtre, l’usage de gélatines colorées. Dans un registre plus proche car ouvertement surnaturel on ne peut s’empêcher de rapprocher Suspiria de ce segment du cycle Poe tourné par Roger Corman, Le Masque de la Mort rouge. Un autre film de 1964. Cette adaptation doit une partie de ces charmes à ses décors intérieures et aux mystérieuses chambres colorées du château du malfaisant Prospero (Vincent Price) dont la chambre rouge. Dario Argento est un réalisateur qui soigne ses décors et qui leur donne un rôle très fort, de plus en plus fort serait-on tenté de précisé avec un accent croissant mis sur cet aspect au moins depuis Les Frissons de l’angoisse, le prédécesseur de Suspiria.
Il y a tant à dire sur ce film qui n’a pas volé sa place au rang des grands films d’horreurs, et tant a déjà été écrit ailleurs, alors avant de conclure quelques mots sur sa distribution. Au côté de Jessica Harper on retrouve dans un second rôle Udo Kier ou Joan Bennett qui joua pour Fritz Lang. Si Kier a un petit rôle Bennett compose une madame Blanc à la fois bienveillante et inquiétante.
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Prétendre que le cinéma d’Argento est dans son meilleur un plaisir pour les yeux est un euphémisme. Suspiria est un film des années 70, cette décennie étrange pour le cinéma d’horreur car il fut pendant un temps pris au sérieux par Hollywood, il est le fruit d’une période de compétition dans laquelle les Italiens avaient un dialogue très riche avec ce qui était produit outre-Atlantique. Suspiria est enfin un film des années 70 en cela que l’horreur y est prise au sérieux et que Dario Argento cherche sincèrement à faire peur mais aussi, en passant par les images, à parler à nos inconscients. Quarante à cinquante ans plus tard alors que des créateurs peu inspirés recyclent le passé sans grâce ou n’ont à la bouche que subversion des attentes et déconstructions, les pires étant ceux qui prétendent faire les deux, on souhaiterait (l’auteur de cette bafouille en tout cas) voir plus d’auteurs à la fois ambitieux et naïfs qui se préoccupent plus de cinéma que de concepts oiseux piochés chez le dernier produit en vogue des sciences politiques ou des sciences humaines.
R.V.
Retrouvez aussi sur ce sites nos autres chroniques des films de Dario Argento : L'Oiseau au plumage de cristal, Le Chat à neuf queues, 4 Mouches de velours gris, Les Frissons de l’angoisses (Profondo Rosso), Inferno (à venir), Ténèbres, Phenomena (à venir).